Premier coup

 

1.1 Tenue et garde (fig.11-12)


Je reprends la structure du cahier d’escrime de Jean-François Gilles.




« … le Lieutenent estant à pied joinct … cedit Lieutenent tirera le pied droict arriere, un peu à cartier, en desgainant son espée, portera la garde d'icelle, en un mesme temps, aussi haute que son espaulle, assituant la pointe droit le tetin gauche du Pevost, tenant la main gauche au dessous du bras …»


Le Lieutenant est à pied joint. Il dégaine son épée en tirant le pied droit en arrière, et un peu «à cartier», c'est-à-dire de côté. Cela veut-il dire que si l'on tire le pied droit en arrière, on se retrouve les deux pieds presque sur la même ligne dans un équilibre jugé incertain ? D’où le «un peu à cartier» (beaucoup d’arts martiaux sont d’accord avec ce principe, sauf le Kalarippayat (art martial de l’état du Kerala en Inde) qui aligne les pieds). Le lieutenant se positionne en garde moyenne. La garde n'est pas explicitement nommée mais le fait que la garde de l'épée soit placée «aussi haute que son espaulle», c'est à dire au niveau de l'épaule droite, caractérise la garde moyenne. La pointe vise la poitrine du prévôt (tétin gauche). A noter que le dessus de la main de l'épée du lieutenant doit être tourné vers le haut et les ongles vers le bas, contrairement à ce que l'on voit sur la gravure. Saint Didier précise en effet à la page suivante (fig 13-14) : « cedit Prevost … a porté la garde de l'espée … tenant le dessus de la main que tient l'espée en haut, & les ongles en bas, comme il doit, & ledit Lieutenent ne fait, ainsi attendu que le peintre a fait faute à tous lesdits plus prochains Lieutenent, car ils devroient tenir les ongles de la main de l'espée en bas». Par conséquent en garde moyenne et en garde haute les ongles de la main de l'épée doivent être tournés vers le bas.


« Et cedit Prevost … est demouré sur la garde haute, ayant tiré le pied droict arriere, tenant la main qui tient l'espée, un peu plus haute que l'espaulle droicte, assituant & visant la pointe de l'espée droict le menton, & tient ledit Prevost la main gauche droit son tetin, preste à faire ce que conviendra, & sera besoin cy apres …» .


Le prévôt étant lui aussi à pied joint, tire le pied droit en arrière (et un peu de côté) et se positionne en garde haute, la pointe visant le visage du lieutenant. Notons l'allusion faite sur le rôle de la main non armée pour parer les coups d'estoc à la poitrine ou au visage. Dans les deux cas le bras armé est assez tendu alors que le bras non armé reste relativement plié (pour pouvoir parer sans servir de cible ?).


1.2 L'attaque et la défense (fig.15-16)


« … ledit Lieutenent advancera le pied droit, … & tirera un maindroit de bas au jarret gauche du Prevost, haussant la garde de l'espée aussi haulte presque l'espaulle gauche, baissant bien la pointe de l'espée en bas, pour faire plus perfectement cedit maindroit au jarret…».



En avançant son pied droit, le lieutenant arme et tire un maindroit au jarret gauche du Prévôt. Je comprends la technique comme une coupe horizontale ou avec un angle assez faible par rapport à l’horizontale. Au passage on peut noter que la distance entre les deux combattants au départ doit permettre de toucher sur un pas. La phrase suivante est plus obscure : « haussant la garde de l'espée aussi haulte presque l'espaulle gauche, baissant bien la pointe de l'espée en bas ». S'il s'agit de la façon de porter le coup au jarret, pourquoi alors hausser la garde de l'épée au niveau de l'épaule (et qui plus est de l'épaule gauche !), ou s'agit-il de la façon d'armer et de porter le coup façon sabre chinois ce qui expliquerait le «baissant bien la pointe de l'espée en bas « (cf vidéo ci-dessous) ? Avec une rapière ce genre de préparation, valable pour un sabre lourd, paraît inutile et peu convainquant car cela prend du temps d’armer le coup de la sorte. Etrange.




Enfin bref, passons à la suite ! Que fait donc le prévôt pour se défendre ?


« … ledit Prevost … tire son pied gauche arriere, & a tiré un maindroit sur le bras de l'espée dudit Lieutenent, & non comme on fait aucuns demonstrateurs ignorants, qui croisent l'espée contre espée, quant un coup vient de bas …» .


Le prévôt retire le pied gauche et contre-attaque d'un maindroit au bras de l'épée du lieutenant. Saint Didier insiste beaucoup sur le point suivant : en retirant le pied gauche, l'attaque tombe dans le vide et donc une parade (croiser épée contre épée) devient inutile ; il faut alors utiliser l'épée, libérée de la parade, pour offenser l'adversaire ; ce qu'il résume par la formule suivante: «deffendre & offencer à vn mesme temps». Il revient sur ce point à la fin du traité (fig 113 et suivantes). Notons au passage cette remarque au sujet des « demonstrateurs ignorants, qui croisent l'espée contre espée, quant un coup vient de bas » (Cf. les questions au §1.5).


1.3 La première opposite et suite (fig.17-18)




« Cedit Lieutenent estant encore sur le pied droit, se voyant frappé d'un maindroit sur le bras de l'espée, a incontinent monté & porté son espée en haut, & tiré un arrieremain sur le costé de l'espaulle droite du Prevost …».


Le terme «Arrieremain» apparait ici pour la première fois sans avoir été défini. Je le comprends comme un synonyme de «revers». Jean-François Gilles dans son cahier d’étude a planché sur le problème, je cite : « A la figure 23-24, le titre mentionne un "revers de bas au jarret droict du Prevost", et dans le texte qui suit le seul coup explicite est un "arriere main au jarret droict du Prevost" . A la figure 33-34 nous trouvons " tirer un revers ou bien arriere-main ". A la figure 59-60 le lieutenant " tire un autre estoc sur ledit arrieremain " et le prévôt se défend contre " un estoc d'hault, sur le revers ". A la figure 125-126, le titre mentionne un " revers sur le bras du Prevost " et dans le texte qui suit mentionne un " arrieremain sur le coude du bras de son espée ". On peut donc en conclure qu' "arrieremain" est synonyme de "revers". »


Ok, c’est ce que je vais faire. Revenons maintenant au déroulement de l'action, se voyant frappé au bras de l'épée, le lieutenant remonte vivement son épée. Deux problèmes se posent pour moi ici :

  1. si le lieutenant tire un maindroit au jarret du prévôt, on peut penser qu'il y croit un minimum et donc donne son coup avec une certaine force. Lorsqu'il veut remonter son épée pour échapper à la contre-attaque du prévôt, il lui faut contrarier cette force et cela lui est d'autant plus difficile que son coup est violent. A moins que cela ne soit qu’une feinte et que le lieutenant se contente d'allonger son bras en simulant une attaque pour provoquer le prévôt. Il n’y a aucune précision dans le texte sur ce point, Saint Didier nous dit qu'il tire un maindroit, le coup semble donc porté avec l'intention de toucher sa cible.

  2. lorsque le lieutenant se voit frappé sur le bras de l'épée, il faut qu'il ôte ce bras de la trajectoire de l'épée adverse, pour ce faire il monte et porte sa main de l'épée en haut. L'épée du prévôt est ainsi sensée manquer sa cible et tomber dans le vide. Là moi je dis : c’est pas clair, faut tester. Ça marche si le lieutenant laisse la pointe en bas. La cahier d’étude dit au pire l’épée du prévôt «frappera l'épée du lieutenant dans sa course lui donnant ainsi une impulsion supplémentaire pour aller sur le revers». Moui, à tester. En fait il me semble que dans les deux problèmes précédents il suffit au lieutenant de dérober son épée par la gauche dans un mouvement circulaire qui l’amène à armer le revers. Il n’y a plus à arrêter le coup mais à transformer l’énergie du coup (la trajectoire). Le risque d’être heurté par l’épée du prévôt est moindre et le mouvement est plus naturel, donc plus rapide et dans la logique du corps. Très chinois tout ça, mais j’ai testé, ça passe assez bien. Cependant, pour transformer l’énergie du coup au jarret il m’est souvent nécessaire de faire participer tous le corps et je me retrouve en appui sur la jambe arrière  avant de réengager le corps vers l’avant en tirant le maindroit. Ce genre de logique du corps n’est pas précisé par Saint Didier. Est-ce parce qu’il ne l’utilisait pas, où parce cela était tellement évident pour lui et les escrimeurs de son époque que cela ne valait pas la peine de le préciser ?




Notons que toute l'action se fait de pied ferme, il est précisé que: « Cedit Lieutenent estant encore sur le pied droit … ».


« … ledit Prevost estant sur le pied droit … croisera l'espee du Lieutenent, du fort le foible, luy presentant un estoc au visage dudit Lieutenent …».


Le prévôt reste lui aussi de pied ferme, il fait une parade de tierce et «presente» un estoc au visage du lieutenant. L'expression «présenter un estoc» est employée toutes les fois que le prévôt fait une parade (tierce, seconde haute, quarte ou septime haute), Saint Didier ne dit jamais que le prévôt tire un estoc mais qu'il présente un estoc. Une exception toutefois à la figure 32 (cf. 3.3). A l'inverse c'est bien le verbe «tirer» qui est employé pour décrire les actions offensives du lieutenant. Y a-t-il une différence entre «tirer» et «présenter» ? Le second verbe suggère que le coup est simulé ou que l'on menace d'un estoc en présentant la pointe de l’épée. Pourquoi le prévôt ne frappe-t-il pas ? Est-ce parce que Saint Didier nous décrit ici une leçon d'escrime, ce n'est pas une situation de combat mais la formation d'un élève par un instructeur, et par conséquent tous les coups sont parés ou réduits à leur potentiels offensif, ils ne sont jamais poussés à leur terme car la leçon porte sur la multiplicité des coups possibles ? Il est tentant ici d’entrer dans le débat qui anime régulièrement les discussions et les forums sur les arts martiaux : jusqu’où une pédagogie martiale peut préparer au combat réel ? Les chroniques de José Carmona avaient, il y a quelques temps, causé un certain trouble en abordant le sujet sur le thème du Taiji quan. Elles semblent avoir disparues du net mais le livre de l’auteur reprend l’essentiel de la thèse. C’est sans doute un débat éternellement d’actualité. En tout cas cela laisse une inconnue : que peut faire le lieutenant si le prévôt tire vraiment l’estoc ?


1.4 La seconde opposite et suite (fig.19-20)


« … a ledit Lieutenent … desrobbé son espée par dessous la garde de l'espée du Prevost, & a tiré un maindroit d'hault sur ledit Prevost, tenant le dessus de la main que tient l'espée en bas, & les ongles en hault, & la main gauche droit son visage … «




Le prévôt présente donc un estoc au lieutenant qui semble l’ignorer. Le lieutenant instructeur enchaîne systématiquement les deux coups hauts pour la formation de son élève (la question est : en quoi est-ce formateur ?). Pour finir l'exercice, le lieutenant dérobe son épée et tire un maindroit à l'épaule du prévôt. Le texte précise que le lieutenant a le dessus de la main de l'épée en bas et les ongles en haut. J’en déduit que ce maindroit d'hault est très oblique, il peut même, éventuellement, se rapprocher de l’horizontale.


« Et pour s'en bien garder, ledit Prevost doit regarder la pointe de l'espée dudit Lieutenent … ledit Prevost ne s'ostant sur la desmarche du pied droit, comme il est, croisera ledit maindroit que luy a tiré ledit Lieutenent du fort le foible, & lui presentera un estoc au visage …»


Le prévôt fait une parade de quarte et présente un estoc au visage. Il menace là aussi d’un estoc sans le pousser. De nouveau Saint Didier conseille, pour prévoir le coup du lieutenant, de suivre du regard la pointe de son épée.


Ça s’arrête là. C’est la fin du premier coup. Drôle de fin.


Avant d’aller plus loin, un résumé en images de ce premier coup.


1.5 Quelques réflexions,  idées et chinoiseries  à tester


Sur l’attaque au jarret :

Il est bien connu en escrime que la distance pour toucher à la jambe est supérieure à celle pour toucher à la poitrine. Dans ces conditions le lieutenant, s’il attaque le jarret sans préparation, a toutes les chances d’être estoqué dans son attaque.

  1. l’attaque est-elle franche comme en test cutting, ou est-ce la recherche d’une entaille avec un retour rapide comme dans la vidéo ci-dessous ?



Bof ! Moyennement convainquant


  1. En ce qui concerne la défense : si on recule le pied gauche, l’épée passe-t-elle à côté sans problème ? Oui si le recul est franc la jambe est hors de danger. Le problème est même de ne pas être hors distance pour attaquer le bras.

  2. Saint Didier dit de ne pas frapper la lame adverse. Si on le fait que ce passe-t-il ? Le choc sur la lame a effectivement tendance à aider à armer le revers et ceci d’autant plus qu’il n’y a pas de menace.

  3. Et si on lève et recule la jambe à la chinoise en attaquant d’estoc pour se défendre du coup au jarret ? Ce contre est vraiment redoutable, voyez par vous-même.

  4. Le lieutenant dérobe son bras et vient attaquer en revers. Pourquoi un revers ? Un estoc est-il possible ? Est-ce lié à la manière dont on dérobe l’épée ? Un estoc semble plus lent à armer et moins dans la logique du mouvement.


Sur le revers :

  1. Le prévôt bloque en tierce et menace d’un estoc mais ne le pousse pas. Que se passe-t-il si le prévôt pousse son estoc. Le lieutenant peut-il parer en tierce ou en levant la poignée de l’épée quitte à faire un pas sur le côté, ou en plongeant sous l’attaque ? Oui c’est faisable mais on entre alors dans une joute au contact des épées qui ressemble à la «poussée des mains» du Taiji quan (cf. §1.6).

  2. S’il n’y a pas la menace d’estoc (épée du prévôt sur l’extérieur) le lieutenant est libre de dégager sa lame par en dessous et d’estoquer ou, comme le suggère Saint Didier de réarmer pour un maindroit. C’est tout de même osé car pendant le laps de temps où les épées ne sont plus en contact, le prévôt peut pousser son estoc et toucher avant que le lieutenant n’ait fini son maindroit (il doit l’armer, cela prend du temps). Il laisse le champs libre au prévôt pour estoquer. Il aussi peut renverser la situation en venant au contact intérieur par en dessous et pousser la lame du prévôt afin quelle ne soit plus en menace d’estoc et que celle du lieutenant le soit.

  3. Saint Didier ne parle pas de la garde (des quillons). Elle semble importante pour se protéger de la lame adverse dans les estocs au contact des épées et pour aider à contrôler la lame adverse dans les joutes au contact.


1.6 Et maintenant je tente une interprétation chinoise du coup


Interprétation libre en vidéo des coups de Saint Didier.


1.7 Conclusion

C’est un peu hasardeux de vouloir conclure quoi que ce soit sur ce seul premier coup. Il vaut mieux attendre d’avoir parcouru l’ensemble du traité. Cependant, l’impression qui se dégage pour moi est celle d’un manuel qui n’est pas un manuel de combat mais un manuel d’enseignement. En cela, le lieutenant semble prendre le parti d’une suite d’attaques qui n’est pas forcément logique afin de permettre au prévôt d’analyser toutes les «erreurs» du lieutenant et d’imaginer la manière dont il pourrait les exploiter. De plus, l’escrime de Saint Didier se construit coup après coup. Jouons le jeu et découvrons la suite.

 

Premier coup de l’épée seule : maindroit au jarret

Premier coup

Second coupSecond_coup.html
Troisième coupTroisieme_coup.html
Quatrième coupQuatrieme_coup.html
Sixième coupSixieme_coup.html
BilanBilan_de_letude_des_six_coups.html
Cinquième coupCinqieme_coup.html
Les armesLes_armes.html
VidéosVideo_1./Videos.html
Analyse du texteAnalyse.html
Suite de l’analysehttp://www.wenwu.fr/Jomww/index.php?option=com_content&view=article&id=121&Itemid=529&lang=fr